| Regarder vos films me donne l'impression d'une plongée dans la “France d'avant”, cette France qu'on a volontairement fait disparaître, qu'on a “ordonné”, classé, qu'on a rangé dans des boites, qu'on a domestiqué. Cette liberté de ton qu'on retrouve dans La Femme Bourreau et Tristesse des anthropophages me semble être le fruit d'une époque où tout n'était pas encore figé, où les arts et les disciplines communiquaient encore beaucoup entre elles, où tout ce qui se filmait, s'écrivait était souvent stimulant, une époque où l'on était porté par des promesses, autant artistiques que sociales. Quel sentiment vous donne aujourd'hui le re-visionnage de ces deux films ?
Jean-Denis Bonan : Sans doute, perturbés par la guerre du Vietnam, mobilisés par la guerre d’Algérie dans une France où l’économie française allait assez bien, dans ces années 1960 et du début des années 1970, nous chérissions la liberté. La liberté se confondait, du moins à mes yeux, avec le vivant, avec ce qui bouge, avec ce qui doit advenir. Mais, il faut le savoir, nous étions minoritaires dans une sorte de maquis (un maquis plutôt confortable).
Dans ce maquis ouvert, il y avait toutes sortes de gens, des architectes, des psychanalystes, des cinéastes, des peintres, des marginaux et des fous - et non seulement nous communiquions, mais surtout, nous étions contagieux. La contamination se faisait de nos corps à d’autres, mais aussi d’une corporation à l’autre. Ainsi, nous espérions briser les frontières entre la musique et la peinture, entre le film et la poésie. Moi- même à cette époque, j’ai fait un livre (un gros album écrit et dessiné) Vie et Mort de Ballao que je voudrais présenter à Lausanne si on m’en donne l’occasion. Les choses bougeaient, les artistes bougeaient, mais face à ça, l’Ordre nous enfermait dans des barbelés invisibles. Cette liberté existait mais elle était combattue. Tristesse des Anthropophages par exemple été radicalement censuré, interdit à tout public en France et à l’exportation. Pour nous replacer dans ces temps, je dirai que nous étions des individualistes, sans doute, mais nous avions soif de partage. C’est dans ce contexte que nous formions des groupes, le Groupe Arc, Le Front Culturel Révolutionnaire, Cinélutte.
De nos jours, depuis le milieu des années soixante-dix, je perçois un assoupissement, une perte qui semble correspondre à un renoncement… Il y a paradoxalement une perte de toute confiance en l’humanité accompagnée d’une foi absolument irréfléchie en un au-delà meilleur.
En revoyant La Vie Brève de Monsieur Meucieu, Tristesse des Anthropophages, Une Saison chez les Hommes, Matthieu Fou et La Femme Bourreau, j’ai pensé un moment que dans les années qui ont suivi la réalisation de ces films de 1962 à 1968, je m’étais trahi, que je n’avais pas été fidèle à ma jeunesse. Comme le cinéma commercial m’avait exclu, j’ai réalisé de 1979 à 2007 des films de télévision, essentiellement des documentaires où j’ai tenté de mettre ma touche, ma fantaisie, et une certaine forme de provocation, mais sans jamais faire éclater ma colère en cultivant une certaine force que je gardais en moi.
Et puis, j’ai réfléchi. Je n’ai pas vraiment changé. Le monde a changé.
| Avec le recul, de quoi ces deux films sont-ils le fruit ? De quoi sont-ils le nom, selon vous ?
Avec Tristesse des Anthropophages, je désirais faire une sorte de farce. Les premiers fast-food commençaient à envahir Paris et je voulais railler la société de consommation (l’appelait-on déjà ainsi en 1966 ?) en montrant des gens mangeant de la merde. Je voulais aussi y mettre la présence du religieux qui reviendra quelques années plus tard au galop. Et surtout, je voulais parler d’amour comme on n’en parlait jamais, à savoir la proximité de l’amour et de la guerre, de l’amante et de la mère etc.
Avec La Femme Bourreau, c’est l’ambiguïté que je voulais mettre en scène. J’en revenais à cette volonté de briser les frontières qui étaient aussi celles édifiées entre masculin et féminin. Mais il y avait une autre frontière que je voulais abattre, celle des genres cinématographiques. Je voulais mêler érotisme et polar, expressionnisme et chansonnettes, reportage et sophistication…
Si je devais mettre un seul nom sur ces deux films, je dirai « la fuite » La fuite considérée comme une errance, comme une exploration hors des rails imposés par les sociétés, une nécessité pour être ici mais « hors des cadres imposés ».