Commençons par ce qui relève de l'évidence, manière d'objectiver le sujet. Il y a un profond malentendu sur le cinéma de Jean Rollin. Non, on ne peut pas réduire son cinéma à une série de pellicules datées où des femmes vampires en nuisette errent sur une plage bretonne à la recherche d'un cercueil pour prendre le large ou d'un marin pour se sustenter. Ça, c'est pour le cadre, fantastique par essence, érotique en conséquence. Le goût de l'amateur de mystères en feuilleton. Derrière ce décorum se cache un cinéma d'errance jamais loin de certaines échappées de Franju et Resnais, de leur goût pour un réalisme disloqué hérité de débuts où ils officiaient aux commandes de documentaires à la poésie déclarée. Citons aussi en valeur d'exemple Cocteau et son cinéma personnifié toujours entre les deux mondes. Quand on regarde un film de Cocteau, on sait que l'on regarde un film de Cocteau, on le voit. Pour Jean Rollin, c'est la même chose. Un oeil, assurément.
Parce que Jean Rollin sait faire du cinéma. Pour s'en convaincre, revoir la longue séquence d'ouverture de Fascination, l'équipée noctambule dans le Paris endormi des Lèvres de Sang ou encore sa façon d'insérer à la hussarde dans les Démoniaques les séquences de l'éruptive Joëlle Coeur. Le temps y est soit étiré, soit comprimé, toujours maitrisé. On s'amuse souvent des seules séquences chez Jean Rollin a prêter vraiment à rire (et on précise bien volontairement), celles arrivant en fin de métrage où le cinéaste tente de recoller les morceaux en toute vitesse, la scène explicative en passage obligé histoire de ne pas perdre le distributeur en route. Là, le théâtre du faux de Rollin justifie la mascarade, les comédiens ânonnent sans incarner (un monde de poupées comme l'a théorisé Mamoru Oshii), le temps (qui depuis le début aller vaille que vaille, claudiquant sur les chemins de traverse de l'inconscient) retrouve brutalement les rails grande ligne puis retourne s'assoupir en classe affaire. La messe est dite. Puisque tout est faux, tout est possible. Le film que vous regardez n'est pas le film que vous pensiez. Au contraire, c'est un film auquel vous allez croire. Parce que l'on ne regarde pas un Rollin en regardant derrière soi. Non, croire plutôt que penser (soit cette fameuse scène du travelling circulaire dans Le Viol du Vampire). Seule manière d'entendre la petite musique millimétrée. Au moins le carillon des pendules à minuit.
Donc Jean Rollin est Jean Rollin. Les faits s'imposent à la faveur d'une étude de sa filmographie. On peut (et on doit) parler de son goût pour les vampires, figures séduisantes, suaves du bestiaire fantastique et personnages en axe principal de son cinéma. Mais on doit aussi parler plus largement de ce regard en biais sur le monde, du regard social de Jean Rollin. Guère étonnamment, le regard que pose une personne seule sur le monde, un monde seulement éclairé d'une lumière crue, attentive, ce regard même est de toute évidence unique. Les visions de Rollin sont donc uniques. Uniques par l'articulation entre un réel qui n'existe pas (le ton volontairement théâtrale des acteurs) et des fantasmagories qui ont donc pour le coup toute latitude d'exister puisque n'ayant plus à se justifier au regard d'un réel de valeur zéro (les scènes de justification étant, on l'a vu, intéressantes pour autre chose que ce qu'elles semblent être).
Mais alors que voit Jean Rollin? Eh bien Jean Rollin voit un monde triste qu'il tente de réenchanter, de rendre à nouveau désirable. C'est parce que ses héros et héroïnes éprouvent du désir qu'ils et elles sont séduits par des vampires. Désir de sortir d'un milieu morne, ennuyeux, mortifère. Prenez par exemple la scène du vernissage au début de Lèvres de Sang et l'irruption du désir (en soi l'irruption de la fiction) qui accompagne la mystérieuse photo du château. Un désir qui pousse notre héros dans des aventures fort rocambolesques (car traverser les cimetières de Paris la nuit, avoir des rendez-vous secrets dans un aquarium est rocambolesque). Et un désir qui fait un film. Il y a du Kuchar chez Rollin. Pas par goût (ce n'est pas une théorie), mais par désir (c'est un constat). Les ficelles sont là, tout le monde les voit, les masques rient et le spectateur aussi, dans la confidence, enchanté. Car puisque Rollin nous montre des personnages/acteurs usant et abusant de tricheries pour s'échapper, le spectateur est lui aussi en droit de tricher. De croire, pour ainsi dire.
Si, sur ce thème de l'échappée belle, le vampire est par le mécanisme de séduction qui le régit (bourreau et victime à la fois) la figure idéale pour développer sur l'air de «j'y vais, j'y vais pas», Jean Rollin porte aussi un regard débarrassé du décorum assez aigu sur ses contemporains, même si cela reste un regard qui tente de dégager des moyens concrets à l'échappée. Mais peu de chance de fuite dans le réel, en témoigne l'atonie triste de La Nuit des Traquées et des Paumées du Petit Matin, films d'une grande solitude, comme certains parlent des villes. Et grands films de solitude aussi. Autre approche du réel et de sa possible échappée, Perdues dans New York, titre programmatique pour film culotté. Culotté puisque l'argument de fiction s'effiloche petit à petit au profit d'une ballade subjective à travers la ville, carnets de voyage où Rollin met à nue sa mécanique de reddition du réel, son échappée non-fictionnel dans l'art. D'une grande sincérité, Perdues dans New York est assez bouleversant, pour faire dans le sentimentalisme. Mais comme c'est ce même sentimentalisme qui, une fois la machine démontée, continue d'irriguer un Sans Soleil, pourquoi s'en priver?
En attendant le carillon des pendules à minuit.
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